Ma femme en jaune

I
Rami

Un jour, mes frères armés me l’avaient dit :
— Elle te perdra, frère.
Mais je n’avais pas baissé les yeux. Je croyais en toi, toi et moi réunis, ma femme en jaune, mon cœur étoilé.

II

Rami en avait plein les ongles, plein les narines. Il grattait le sol depuis des heures sans doute, tentant de se frayer un passage dans les tunnels de la ville. Il oubliait son corps. Son esprit lui assénait, tels les mortiers qu’il entendait siffler et s’abattre, cette scansion qui lui semblait infinie :
—Rampe et crève !
Les tunnels de la ville, c’était ses entrailles, son vrai placenta, ses femmes disparues. On n’a pas besoin d’en perdre beaucoup des femmes, pour se nicher dans leurs souvenirs, dans les tunnels de ses souvenirs qui s’éteignent. Les sous-sols d’Alep, c’était les étreindre et les venger. Chacun sa croix.

III

Les orfèvreries de la ville une à une tombaient, sinistres tombeaux étoilés que l’on ne retrouverait plus. Rami sentait son corps concassé, une boîte de conserve à vrai dire, entre des images qui ne le quittaient plus : la pierre et la poussière qui l’étouffaient et les courses effrénées sur la Place aux Chevaux de son enfance. Elle l’avait quitté depuis longtemps, son enfance. Le jour où les soldats de feu avaient défoncé la porte de leur petite maison et avaient dit en lui étouffant la bouche avec leurs grosses paumes :
—Ta mère. Et tais-toi, surtout.
Son père, Ali, était parti tôt ce matin-là accueillir les livraisons du café à côté de la madrasat. Il partait en silence, sur la pointe des pieds. Parfois, il soulevait le drap suspendu entre la cuisine et la chambre où sa femme et son fils dormaient encore. Ce matin-là, il n’avait pas jeté un coup d’œil à leur sommeil avant de les quitter.
Rami avait alors dû faire avec. Ou sans plutôt. Sans sa mère, sans son grand-père, Saleh, reparti en France. Il faut toujours faire sans.

IV

Saleh

Saleh avait eu la chance de faire partie de ces premiers élèves à bénéficier de l’instauration du programme de l’Université d’Architecture d’Alep. Un programme mandaté par les français à la fin des années cinquante. Devenu vieux, Saleh avait été happé de nouveau par ses souvenirs de jeunesse dans le joli Paris et avait laissé les siens.

Enfant, Saleh avait tiré sa réussite de la rage que suscitait en lui l’incompréhension de ses parents à le voir étudier. Jeune, il avait tellement vendu ces dattes et pistaches qu’il mettait une heure à aller chercher à pied aux fermes Al Malah. Sa mère restait dans l’embrasure de la porte et l’observait partir, la tête penchée. Son sac de jute sur le dos. Elle quittait l’entrée quand elle le voyait disparaître sur la colline, de l’autre côté. Si Dieu ne lui avait donné qu’un enfant, c’est qu’il devait être le fils prodigue, se disait-elle. Elle soignait le père, alité. Qui depuis longtemps avait baissé les bras, légué la décision du foyer à Saleh. Avec des reins malades, qu’est-ce que tu peux bien faire ?
Saleh, c’était comme ça qu’il se paierait la route de sa vie. La route poussiéreuse : tout ce qu’il rejetait et voulait reconstruire. La poussière sur le seuil de la porte, sur ces briques de terre le rendait malade. Il savait qu’on pouvait la transformer en or, la sculpter.
L’énergie, la hargne lui avaient été insufflées ensuite par son séjour aux Beaux-Arts de Paris. Arriver en savates sur les bancs de la vieille université d’Alep l’avait arraché de sa misère. Le regard des autres l’avait rendu le meilleur. Ils verraient bien, ces fils de.
Les premières années du programme d’échanges entre la Syrie et la France étaient fructueux : son regard affûté lui avait permis de bénéficier de la première bourse d’études. « Observateur, observateur », disaient ses professeurs.
Saleh oublia tout devant Notre-Dame. Comme un fou, il ne compta plus ses heures dans l’atelier dessin ronde-bosse, celui pourtant qu’il exécrait à ses débuts. Les croquis mémoire vinrent envahir ses nuits, ses rêves. Il se voyait à la tête des édifices les plus fous. La couleur de la datte s’évanouissait dans son âme, son cœur devenait du fusain continu.
En rentrant à Alep, il n’avait eu de yeux que pour croquer sa ville et saisir délicatement la chevelure noire d’Ava. Petite femme brune minuscule qui l’avait impressionné par son regard. Il ne s’étaient pas dit grand-chose : l’amour, c’est souvent la gêne de soi aussi. Un garçon était né de l’usure de leurs yeux, dans le trouble et les envies de Saleh : celles de bâtir. Mais le fruit de leur amour était silence. Son fils, ses yeux noirs, son Ali : jamais Saleh ni lui ne s’étaient compris. Etait-ce parce qu’Ava partie si tôt du choléra qui l’avait desséchée, empêchait dans le fond les hommes de se parler vraiment ?

V

Rami

Les naseaux ensablés, Rami progressait. La faible lueur des tunnels s’entrecroisant sous terre lui laissait parfois apercevoir les semelles de son frère d’arme, devant. Des pieds caoutchouteux : la seule présence d’humanité sous cette terre qu’il sentait fiévreuse et impatiente d’en finir.
Il pensait.
Ces paroles d’adulte à la terrasse du café de la madrasat Khusrofiyat lorsqu’il était enfant.
—Ton père, satanée tête de mule ! Ali n’a jamais voulu écouter et regarde-le aujourd’hui ! Dis-moi, Rami, que les photos d’une vie, on ne les perd jamais. Il faut ouvrir les albums et toujours raconter les histoires, pas les taire.
Saleh se taisait par contre en voyant l’ombre d’Ali apporter l’ayran matinal sur la table. Rami ne disait rien, regardant avec pitié Ali, ce père serveur qui n’avait jamais voulu suivre l’étude des pierres. Le désespoir de Saleh. Son désespoir aussi. Dans les yeux du grand-père tant aimé, Rami partageait la même honte : son père n’avait pas voulu réfléchir ni étudier. Il parlait des clients, il parlait du quotidien, il avait l’intelligence de la vie mais ne s’était pas donné le pouvoir de creuser plus loin. De comprendre les origines, de sillonner leur destin, comme cette citadelle assiégée aujourd’hui qui était leur histoire, leur choix heureux et malheureux.
Les crampes de son corps immobile et figé le lançaient. Dans l’enfouissement, il se demandait bien ce qui valait le mieux aujourd’hui. La tranquillité d’une terrasse toujours ensoleillée ou la fièvre du savoir au sommet des minarets ?
Rami enfant quittait le foyer paternel, suivait des heures durant ce grand-père qui jamais ne s’interrompait. Il quittait la petite maison, le fourbi de son père. Il sautait une génération pour écouter Saleh qui lui expliquait la ville en se souvenant.
—Ce glacis cimenté, c’est l’œuvre des Hittites, Rami. N’oublie jamais que les autres ont édifié ce que nous sommes. Ils nous ont défaits, nous ont reconstruits. Cette pierre, c’est ton histoire. Je leur ai dit, à la délégation de l’Unesco en 1981, ce que vous piétinez, c’est la trace de nos mères, de nos pères. Y a pas que Damas, hein. Ce maudit diamant que les étrangers nous envient ne fait pas tout, Rami. Il faut savoir regarder d’abord ce qu’on a à ses pieds.
Ils couraient tous deux dans la ville, s’ombrageaient les yeux avec la main gauche.
—Ça, c’est ton minaret. Plus le mien, je vieillis. Cette frise de muqarnas en pierre, c’est la première que le monde a vue. La première, ne l’oublie pas.
L’ombre de la Grande Mosquée s’abattait sur Rami. Là où il s’était dit d’accord, l’architecture c’est sans doute aussi moi, c’était quand Saleh lui avait fait découvrir la pierre jaune de la région. Il lui avait montré la matière, comment la polir. Ses collègues ahuris de voir un gamin de dix ans dans l’atelier de l’Université.
—Mais avance, nom de Dieu. On va tout lâcher, qu’est-ce que tu fous ?
Rami avait décidé que non. Sa vie, son œuvre s’arrêtaient ce jour-là. Icare s’était brûlé les ailes, lui mourrait ensablé sous la place de son enfance. De cette place aux Chevaux, il ne devait rester que des trous. Des pierres, les unes sur les autres, désespérées. Elles attendaient peut-être encore le couinement des charrettes ambulantes, elles repensaient avec nostalgie à la patine lisse, légère des bicyclettes d’enfants disparues. Rami se posta sous elles. Il imagina le ravage de ce lieu si aimé, de cet âge où le temps glisse sans qu’on ne le voie passer. Entre les deux madrasats, leurs coupoles et salles de prières. Entre le café et le souk paternels et la madrasat de Zahiriyat. Sous leur mémoire. Celle de son père, serveur du silence, celle de sa mère enlevée par la milice des fous et celle de son grand-père qui n’avait plus supporté que tout se brise dans la douceur aleppine. Les frères d’hier qui deviennent les casseurs de leurs pierres, ce n’était pas possible pour Saleh non plus, vieillissant. L’avion l’avait emmené loin, jamais il ne reviendrait dans Alep souillée par les siens.
Rami savait que ses frères d’armes ne l’attendraient pas pour tout préparer. Il entendit le cliquetis de leurs installations, vingt mètres devant. Il respira tranquillement. Sous sa place disparue, bientôt. L’explosion partit.

V

Saleh – Paris, 13 rue de l’Epée de Bois, Avril 2013

Saleh n’en croyait pas ses yeux. L’enveloppe de kraft posée sur la table en verre. Elle avait traversé la guerre de son pays pour se retrouver dans cet immeuble en pierre de taille parisien.
Lorsqu’il avait quitté Alep, le cœur exsangue, il n’avait emporté avec lui que l’eau de l’oubli : l’arak. Il se servit fébrilement un verre et ouvrit l’enveloppe.
Ali lui avait griffonné sur un bout de papier : « A toi. Miracle de l’attentat du 15 janvier 2013 à l’université d’Alep.» Dans l’enveloppe, un bout de copie d’étudiant. Un croquis du Mihrab de la madrasat de Zahiriyat dessiné par Rami. C’était jour d’examen le 15 janvier 2013.
Des monceaux de décombres, des tas, des humains et des feuilles, archives de l’horreur. Comme celle-ci.
Au dos du feuillet, Ali se souvenait et avait gratté encore, fébrilement et tristement, il le sentait :
« Toi qui disais toujours qu’il faut regarder ce qu’on a à ses pieds. »
Le nœud entre Dieu et les hommes se contracta sous la poitrine de Saleh. La pierre jaune d’Alep entre ses mains, il pleura d’avoir laissé ses hommes, Ali, Rami et ses paroles au vent.
Un soldat de quelle mémoire ?, s’interrogea t-il en se resservant de l’arak. On peut transmettre ses connaissances. Oui, oui. Sans doute jamais ses expériences.

VI

Rami, 15 Janvier 2013

—Qu’est-ce que tu dessines, Rami ? Dépêche, la section nous attend.
—Ma femme en jaune, Imbécile. Mon Alep. Ma niche étoilée.