Fatou

Fatou

Fatou est somalienne, elle a douze ans. Elle a des jambes longues, longues déjà. Un français dirait : une gravure de mode. Elle est filiforme, inconsciente de sa beauté, à des millénaires de penser qu’elle pourrait plaire. Mais je le sais, moi. Tous les garçons sont amoureux d’elle, ne le disent pas mais leurs yeux, oui.
Fatou secoue gracieusement ses poignets pour tout : rire, dire qu’elle ne comprend pas, montrer sa fatigue. Elle change de coiffure toutes les semaines : des rajouts, des petites tresses, un chignon, les cheveux lissés et lâchés. Plus rare, quand même les cheveux lâchés. Fatou contrôle, Fatou a quarante ans dans sa tête.
Je me souviens de ses yeux, un jour, globuleux de colère.
—Non, madame. Pas de papa.
Je voulais qu’ils distribuent un papier pour leurs parents. Je dis toujours : vous donnerez ça à papa, maman, à votre grand frère, comme je ne sais pas au juste qui habite avec qui. Fatou savait à peine parler français encore mais sa colère en disait long sur le nombre de mots qu’elle apprendrait bientôt plus vite que beaucoup d’entre eux. J’y allais précautionneusement ensuite. J’évitais le mot. Qui était-il ? Qu’avait-il fait ? Son père devenait une mythologie pour moi. Les avait-il abandonnées, elle, sa petite sœur et sa mère ? Les avait-il frappées ? N’avait-il jamais existé que dans la petite graine transmise au ventre de maman ?
Fatou disait avec fierté qu’elle était somalienne mais en réalité elle avait plus vécu en Egypte qu’en Somalie. Elle me racontait qu’on tapait les enfants à l’école avec des barres en fer. Démêler la mythologie de la réalité, encore. Pourtant, je sentais bien qu’elle me racontait pas d’histoires, Fatou. Sa maman l’avait eue à l’âge de quatorze ans. Je me souviens m’être dit : on lui a volé son enfance. Et ensuite, l’admiration que je vouais à cette mère de vingt-six ans, voilant sa beauté en venant me rencontrer au collège, elle qui éduquait seule ses deux filles dans un pays étranger et vouait un profond respect à l’école française :
—Ah ça, Madame H, on entend parler de toi tous les jours à la maison.
Fatou a tout de suite utilisé l’ironie, avec ses quelques mots, avec l’agitation douce de son poignet aux doigts si fins. Elle était terrifiante de distance, d’abnégation : le rire sarcastique était devenu son arme quotidienne. Ses mimiques m’ahurissaient. Son humour avait le pouvoir du décentrement : sa culture, les douleurs du passé, l’arrivée dans un pays inconnu, l’apprentissage de l’école la laissaient indemnes et l’amusaient. Elle avait l’humour de ces reines dont l’aura traverse les âges.
—Quoi ? T’as eu ton premier enfant à trente ans, toi ? Quoi ? T’es pas mariée en plus ?
Et son étonnement riait de mes yeux.
La légèreté de Fatou, c’était une gaité sans borne, une curiosité de tout, une stupéfaction de voir les autres me couper la parole ou l’insulter, elle. Elle était chiante pourtant tous les jeudis après-midi. Elle ne m’écoutait pas. La fin de la semaine, l’usure ? Un jour, me voyant courir entre le piano, les différents groupes, accueillir Afa au milieu de l’heure sortant de chez l’assistante sociale et qu’est-ce que je vais bien lui faire faire à cette heure, Fatou me regarde soudainement, me disant :
—Arrête Madame, assieds-toi, là. T’es fatiguée, c’est fatigant ce que tu fais. Je te fais le cours, c’est bon.
Fatou était la force de vie que les adultes ne soupçonnent pas dans le regard des enfants. Elle avait peur de rien, ne voulait pas de mec, y avait que des femmes autour d’elle et c’était bien ainsi. Dans le fond, c’était peut-être ça, son indifférence au regard des garçons de la classe. J’ai essayé de la préparer à la liberté en lui donnant beaucoup, beaucoup de mots et de blagues. Qu’elle arrive à la verbaliser sa liberté, qu’elle la revendique.
En fin d’année, j’avais fait l’erreur de la débutante. J’avais laissé mon numéro de téléphone. Fatou me laissait de tous petits messages dans lesquels elle me disait tous les mots qu’on s’était dit dans l’année. Fatou, je l’ai rappelée une fois, deux fois. Et puis j’ai eu mal. Je n’avais pas le droit, ce n’était pas ma fille, il fallait que je la laisse grandir sans moi. Je n’ai plus décroché.
Mais je sais qu’elle me lira un jour, allongée sur un transat au soleil, libre.

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